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Quand la mort surprend, quand elle s'annonce…


Gros plan en noir et blanc d’une vieille horloge aux chiffres romains, les aiguilles avançant sur un cadran patiné par le temps. (Source : Pinterest)


Parfois la mort s'invite comme une déchirure, une fracture nette dans un quotidien encore animé d'instants ordinaires. D'autres fois, elle s'approche à pas lents, presque timides, jusqu'à devenir une présence familière qui occupe nos jours et nos nuits sans que nous sachions réellement quand elle s'installera définitivement.

Entre ces deux extrêmes, nos repères changent, la perception du temps se modifie, une part de nous cherche la juste proximité avec ce qui arrive, assez près pour ne pas fuir, assez loin pour ne pas se laisser happer par la tempête.


Pour avoir vécu les deux approches de la mort et à partir de ce que je peux voir dans les accompagnements que je fais en tant que thanadoula, je constate que la manière dont la mort arrive marque le cœur de ceux qui restent différemment.

Cependant, dans l'épreuve, chacune d'elle invite un nouveau compagnon de route, le processus de deuil.

Quand la mort surprend, le temps se resserre autour d'un instant qui devient notre tout, il peut même sembler disparaître.

Quand elle s'annonce, le temps s'étire, il peut nous user, nous paraître encore trop court ou bien au contraire, être considéré comme un merveilleux cadeau de la vie.

Entre ces deux mouvements, l'accompagnement s'adapte et se précise en s'ajustant aux battements intérieurs de chaque personne concernée.


J'ai envie de préciser, ici, qu'une vérité demeure, nous faisons ce que nous pouvons avec ce que le moment nous impose et nous avançons comme nous le pouvons avec nos forces et nos fragilités, au rythme qu'il nous est possible d'adopter.



Quand la mort nous surprend : la sidération



La mort subite est souvent vécue comme un violent orage alors que le ciel est clair. Rien ne laisse présager la tempête et surtout rien ne nous y prépare. Le réel s'impose brutalement ne laissant aucune place aux mots, aux gestes, aux adieux qui préparent à la séparation. Cette mort-là ne laisse pas d'espace pour envisager l'absence.


Cadenas rouillé accroché à une rambarde métallique face à la mer bleu-gris, symbolisant le lien, le passage et l’impermanence. Photographie OR-Photographie.

Dans ce moment indescriptible, le cerveau s'allie au corps pour nous protéger. Ils nous figent et parfois la sensation est qu'ils nous déposent dans le vide, un vide d'émotions, de sensations.

Alors oui, le corps peut réagir mais les gestes sont automatiques. Nous appelons, prévenons, marchons, nous nous levons, nous asseyons etc. Pourtant le système tout entier est mis sur pause.


Cette protection nous évite d'être submergés par une information ou un événement trop difficile à assimiler immédiatement. Dans cet espace de sidération, nous pouvons vraiment avoir l'impression de ne rien ressentir ou encore d'être envahis par un brouillard intérieur dense, à travers lequel les sons semblent lointains, la compréhension des mots délicate. Les pensées s'arrêtent, les gestes deviennent mécaniques et déjà le temps perd sa forme habituelle.

Ce mécanisme mis en place par le système nerveux permet de réduire l'intensité du choc.

Il dure le temps que notre organisme récupère un peu de sa stabilité. Il rouvre peu à peu la porte aux émotions, aux larmes, aux mots. C'est alors que les sensations reviennent, parfois par vagues, parfois en douceur. Ainsi le réel s'impose par étapes, par exemple en retrouvant un objet, en prononçant une phrase, en s'affairant à une démarche administrative, etc.


Quand j'accompagne un deuil qui suit une mort soudaine, je perçois toujours cette tension intérieure entre ces deux parts, celle qui veut comprendre et celle qui est dans l'impossibilité de le faire dans l'instant.


Dans cette situation, il ne s'agit pas pour moi, de guider la personne endeuillée. Je vais plutôt lui offrir un espace solide et sécurisé… une présence ancrée qui accueille sa confusion sans chercher à la corriger.

Dans un premier temps, il me semble indispensable de reconnaître la violence du choc, parfois la personne elle-même n'en a pas conscience. C'est son état global qui la révèle. Je reste très attentive aussi à soutenir la respiration là où elle se coupe, et je ne force jamais l'expression ou la compréhension de l'endeuillé.


J'aime à dire que l'accompagnant marche à côté de l'accompagné, ni devant, ni derrière. Cela implique d'être réellement à l'écoute de son rythme et à l'écoute de ma propre adaptabilité pour avancer avec lui dans ce brouillard, sans perdre de vue le chemin à marcher ensemble.



Quand la mort s'annonce : l'attention nouvelle


Lorsque la mort s'approche lentement, elle ouvre un espace qui ne ressemble à aucun autre. Ce temps-là n'est pas seulement celui de l'usure ou de l'attente. Il peut devenir, pour certaines familles, une période où beaucoup de moments se parent de beauté et où les gestes simples portent une profondeur inattendue.


Feuille en décomposition laissant apparaître son réseau de nervures, éclairée par une lumière douce qui filtre en arrière-plan. Image symbolisant le cycle de la vie, du temps et de l’impermanence. (Source : Pinterest)

Ce qui est sûr, à mes yeux, c'est qu'une attention nouvelle s'installe. Cette dernière emprunte des chemins différents selon les personnes.


En effet, pour certains, elle se teinte d'inquiétude. Les regards se focalisent sur les moindres détails. Les personnes restent à l'affût du moindre signe alimentant leur crainte du « c'est peut-être maintenant ». Cette vigilance souvent épuisante pour celui qui la vit comme pour celui qui la subit, révèle alors que la peur de perdre prend toute la place.


Pour d'autres, cette attention témoigne de tout autre chose. Elle invite à goûter chaque instant, à s'attarder sur ce qui est encore vivant. Dans cet espace-là, les proches sont en mesure de voir dans chaque échange, aussi petit soit-il, une valeur précieuse. Le temps devient alors un allié, un temps donné, un temps offert pour regarder et même, je dirais, aimer autrement.


Dans le mourir anticipé, il y a aussi cette forme de sidération, moins brutale, plus discrète mais bien présente. Elle ressemble plus à un glissement intérieur. Les proches sentent que quelque chose est là sans pouvoir encore le vivre vraiment et pleinement. Cet état se ressent comme un engourdissement émotionnel qui amène parfois à ne pas réaliser que « c'est maintenant », même après des mois de préparation. Je ne vois pas ça comme un déni mais plus comme une zone tampon permettant de tenir sur la durée. Le risque serait de s'effondrer chaque jour.


Mon accompagnement m'amène à marcher ces deux chemins. Il n'y en a pas un mieux que l'autre, il y a celui qui est là pour nous, celui qui nous est accessible.

En ce sens, il m'arrive d'être là pour apaiser les angoisses, reconnaître la peur légitime liée à ce qui se vit et reconnaître ce qu'il faut affronter. J'apporte ma connaissance du savoir-mourir pour soutenir ce qui est en train de se passer et pour permettre de nommer, d'expliquer là où le flou ajoute de la souffrance inutile.


Il y a l'autre mouvement, tout aussi précieux, celui qui cherche à créer et partager. J'accompagne alors les familles pour que ces élans trouvent leur forme, qu'ils deviennent des moments qui resteront. Je suis là en appui afin que ces élans ne s'essoufflent pas. C'est assez magique, je l'avoue, d'être témoin d'une conversation qui n'avait jamais pu être engagée, d'un apaisement attendu depuis longtemps. Je suis toujours touchée de ressentir la profondeur associée à un geste simple comme de s'asseoir côte à côte et de profiter encore un peu de ce qui est là.


Le mourir qui s'annonce ouvre un espace fragile mais profondément humain. Cet espace est empreint de beauté et de peur, c'est naturel et tellement normal.

Il nous propose d'avancer ensemble avec ce que nous pouvons et de prendre conscience que chaque présence compte.

Dans ce temps-là où cohabitent beauté et peur, ma présence compte aussi, elle est perçue, selon les témoignages reçus comme un point d'ancrage où l'équilibre permet d'accueillir la vie encore là.



Deux temporalités, une même humanité


Le temps du mourir peut devenir un espace de vérité mais aussi de vulnérabilité. Finalement, que la mort arrive sans prévenir ou qu'elle s'étende sur des semaines, elle nous renvoie à ce que nous avons de plus insupportable : notre impossibilité à contrôler. Elle nous place face à cette évidence que nous tentons souvent d'oublier, celle qui est que nous ne décidons ni du tempo ni de la manière.


Main ouverte en noir et blanc laissant une plume blanche flotter librement, symbole d’impermanence et d’acceptation de ce qui échappe à notre contrôle. (Source : Pinterest)

La mort subite et la mort annoncée ne créent pas les mêmes paysages intérieurs, néanmoins elles réveillent toutes les deux le même besoin de repères et de présence.

Dans la brutalité d'une mort soudaine, les proches cherchent du sens pour réorganiser ce qui a été brisé.

Dans l'approche lente de la fin de vie, ils cherchent de la clarté pour mieux appréhender ce qui semble s'effriter jour après jour.

Finalement, je vois un même élan, celui d'essayer de rester en lien avec ce qui compte.



Notre façon d'aborder la mort, quelle que soit sa forme, nous appartient. Certains se cramponnent aux gestes, à la routine. Ils tentent ainsi de maintenir les choses en place. Certains s'accrochent aux paroles, au besoin de dire, de comprendre pour nommer l'insupportable. Certains, encore, s'abritent dans le silence, qui se dessine comme un refuge.


Je l'ai déjà dit et je n'aurai de cesse de le répéter, il n'y a pas une bonne façon de faire. Chacun trouve sa manière pour rester debout.

C'est peut-être le point commun à tout cela. La mort qu'elle surprenne ou qu'elle s'annonce, nous rappelle que nous vivons cet instant d'exception avec nos forces, nos peurs, nos élans, nos limites. Elle dévoile cette part sensible et forte, qui malgré le chaos, cherche une forme de continuité, un appui, pour que le lien reste vivant jusqu'au bout.



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